Les voyages dans l’espace ont une histoire double : celle des techniques et celle des récits. Mais la seconde, littéraire et pittoresque, devance la première sans manquer d’auteurs savants. Car si Hergé, Jules Verne, Cyrano de Bergerac et l’Arlequin de la Commedia dell’Arte expliquèrent en leur temps les mille et un moyens, véridiques ou comiques, d’aller vers la Lune, ni le Père Athanase Kircher, auteur d’une Iter extaticum, où un scarabée parcourt les orbites des planètes, ni Huyghens, dans son Cosmotheoros, ni Fontenelle, écrivain aimable d’un Entretien sur la pluralité des mondes, en même temps que secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, tous trois authentiques mécaniciens, ne limitèrent leur extravagance. Le projet de s’extraire de l’attraction terrestre date d’avant la découverte de cette dernière ; l’imagination se promena longtemps dans des banlieues dont elle n’estimait point l’écart à sa juste mesure.
Ces récits poursuivaient deux rêves, celui de l’énergie et celui de la communication. Certes, aucun de ces prédécesseurs ne précisaient le carburant, ni le moteur de leur nacelle, encore moins la manière d’en diriger l’orientation. Nous pensons plus rarement au second. Michel Ardan, Hector Servadac… tous ces voyageurs illusoires partent sans laisser de lien, comme jadis les marins. Ils quittent la Terre. Nous n’avons plus de leurs nouvelles.
En revanche, nous ne partons plus, si le mot départ exprime, par sa racine, la séparation. Si, entre ces prémonitions et nos réalités, la première différence ne change que l’intensité de puissance, à l’échelle dure ou entropique, la deuxième, douce mais capitale, change la nature du voyage. Aussi loin qu’accèdent nos vaisseaux, Lune, Mars ou Jupiter, la communication avec les astronautes ou avec les machines continue. Reste une présence. Nous partons mais demeurons, nous ne coupons plus les relations.
Mais nous les coupons aussi peu avec ceux qui restent à terre, quand ils habitent ou voyagent à distance. Mieux, les messages qui passent l’espace ne changent pas seulement nos déplacements, mais aussi notre histoire, car ils touchent aussi à la nature de notre société. À ne jamais nous quitter, nous ne vivons plus ensemble de la même façon. Nos idées anciennes, conduites, mœurs et politiques, supposaient, en effet, une culture de la séparation, un espace lacunaire par où les messages transitaient avec difficulté. Or, sans que nous en prenions toujours conscience, il n’y a plus isolat ni dispersion. À cette nouvelle ère devraient correspondre d’autres usages collectifs.
Michel Serres lors de son discours à la Sorbonne en 2001 à l'occasion des 40 ans du CNES. Crédits : CNES.
Ce texte a été publié dans CNES MAG n°14 en janvier 2002.
Le corps loin d’ici
Prenons un exemple. La question de savoir si nous devons ou non lancer dans l'espace hommes ou femmes se décompose en un arbre de décision où se croisent des problèmes économiques, financiers, militaires, scientifiques et techniques… consacrés au comment faire. Un second embranchement de l’arbre porte l’interrogation : pourquoi le faire ? Pour des motivations sottes comme le prestige, mais intelligentes, aussi bien, comme l'exploration de l'Univers, la connaissance de notre environnement au large, et la sortie aventureuse vers de nouvelles frontières, dont l'audace peut susciter un enthousiasme pédagogique envers l’un des rares projets contemporains d’une société qui n’en a plus.
Si la sagesse décidait, elle balancerait les deux questions : de quelle manière et dans quel but ? Considéré dans son ensemble, l'arbre aboutit à la réponse : oui ou non.
A supposer une réponse positive, elle met les spationautes en risque et donc occasionne un ensemble d'études biomédicales concernant leur adaptation à des contraintes d'accélération, de respiration hypoxique en atmosphère artificielle et confinée, de gradients thermiques forts, de rythmes de sommeil et de veille bouleversés, de réceptions sensibles inusitées par peau, ouïe, vue, odorat et goût, de vie en impesanteur, etc. Les conclusions de ces travaux redéfinissent les limites, haute et basse, de la fenêtre de survie et servent à construire force boites pour aider squelette, cœur et corps à résister à la sévérité du nouvel environnement. Hors du scaphandre, point de salut. Qui se souvient que ce mot désigne "un homme dans un bateau"?
Que faire sans corps ?
Cette attention portée à la santé du corps lancé dans d'autres conditions permet, alors, de reconsidérer l'arbre de décision et de le réduire à une question unique et d'autant plus passionnante qu'elle ne concerne pas seulement les techniques spationautiques, mais la culture et la société dans laquelle nous venons d'entrer depuis un demi-siècle, avec les réseaux de communication : que pouvons-nous faire et que ne pouvons-nous pas faire sans le corps ?
Certes les sondes Explorer et Voyager ou le télescope Hubble nous envoient des images de planètes, de galaxies et d'étoiles naissantes, mais de plus, le géologue H. Schmitt en personne ramène de la surface lunaire 116 kg de roches, pendant que ses confrères amarrent les vaisseaux spatiaux entre eux. La question reprend : quelle connaissance peut-on acquérir, quelle manipulation peut-on expérimenter, quels travaux peut-on exécuter, à distance, en l’absence du corps ?
S’ouvre alors un débat de robotique sur la différence entre lui et la machine, l'intelligence artificielle et l'intuition humaine, le traitement du signal et les temps de réaction devant une situation inattendue, bref, dix questions afférant à diverses disciplines, dont les sciences cognitives. Encore une fois, jusqu'où pouvons-nous aller sans présence réelle ?
De l'espace comme discipline à la culture en général
Or, qu'il s'agisse de déplacements terrestres concernant le commerce, les personnes ou les familles, de voyages rares ou routiniers, de travail et d'information, d'échanges financiers ou scientifiques, de conférences ou de réunions, de formation et d'enseignement, d’économie ou de politique, de nos amours quelquefois… reconnaissons que le même débat oppose, aujourd'hui, le présentiel et le virtuel, la communication proche et à distance et que ces distinctions résument à merveille le fait social total contemporain le plus important, qui transforme l'ensemble de nos voisinages et de nos éloignements, notre lien social en général, le commerce, l’enseignement, la distribution de l'espace urbain et rural… Autrement dit, cette question posée pour l’espace reflète, comme le ferait un modèle réduit ou géant, notre société.
Dans une culture où les réseaux et les signaux tiennent le temps réel et l'étendue globale, où ils donnent, reçoivent, stockent et transmettent la quasi-totalité de nos informations, où ils tendent à produire tout ou partie de nos actes et de nos travaux, l'ultime question concerne la présence, le témoignage, les actes et l'être même du corps. Au bout de tous les messages, peut-on ou non se passer de lui, quand et dans quelles circonstances ? Ne faut-il donc pas le définir comme l’adhérence qui résiste à la messagerie ? Exemples : à quoi sert le corps de l’enseignant dans la transmission du savoir ? Pourquoi nous réunir, ce matin, en masse dans un tel amphithéâtre, alors que nous eussions pu tout aussi bien le faire sans quitter notre domicile, nos bureaux ou nos occupations ? Mais que signifieraient une commémoration, une fête, sans présence corporelle ?
Corps-objet, corps-sujet
Le spationaute ne se réduit donc pas, et de loin, à ce corps-objet dont médecine et biologie fixent les limites d'adaptation, aident les performances au moyen d'adjuvants ou de prothèses orthopédiques et redéfinissent la fenêtre de survie, mais son corps définit les extrêmes limites de ce que n’accomplissent pas, pour le moment, réseaux et logiciels.
Voilà un corps-sujet, porteur de la première intelligence, actif à l'origine de la cognition, réactif en des circonstances limites. Geste inimitable, adaptabilité sensitive multiple, souplesse des muscles et des articulations, mimétisme raffiné, action foudroyante et intuition soudaine… charme d’une femme, charisme de l’éloquence… Oui, certes, tel robot peut se substituer à lui, pour telle ou telle tâche, oui encore, tel ordinateur peut calculer, organiser, décider à sa place, oui, toujours, nous pouvons commander de la Terre telle manipulation, avec un bras et un temps de réaction plus longs, voilà tout, mais la question résiduelle, au delà de ces substitutions, consiste à la retourner : que ne pouvons-nous pas faire sans lui ? Réponse : l’imprévisible instantané, la plus petite boucle entre réception sensible et réponse musculaire, plus je ne sais quelle allure et quelle communauté.
Par miniaturisation et connexion d'un nombre énorme de circuits, pourrons-nous, quelque jour, simuler un cerveau ? Peut-être. Mais remplacer le corps ? L'intelligence me paraît en fin de compte une fonction dont le sujet ou le support occupe tout le corps et non pas seulement le système nerveux : sa masse continue de comprendre quand on croit avoir tout saisi et assimile encore alors que l'on croit avoir tout oublié. Que faire sans lui ? Tout sauf un résidu d'essentiel. Sans lui, que penser ? Tout le formel, mais quoi au sujet du réel ? Aux frontières donc de ces performances, reste la question de la connaissance par chair, bref : de l'expérience.
L'expérience
Notre tradition langagière a formé, sagement, le mot expérience sur deux prépositions : ex, qui signifie le départ hors de l’environnement usuel ou initial, et per, qui décrit le passage à travers un nouveau milieu, tout autre. Puisqu'il consiste, tout justement, à quitter les circonstances terrestres pour affronter celles, plus hostiles, de l'espace, le voyage des spationautes mime à merveille le mot. Mais dès le bonhomme d’Ampère, dès le démon de Maxwell, n’avions-nous pas inventé l’expérience sans corps ?
Nos expérimentations scientifiques (notez la différence des mots) s'exécutent, de plus en plus, par des simulations raffinées, supérieures en précision à la plupart des manipulations. Excellentes, elles construisent la nouvelle science sur de tout autres bases que l’ancienne, je veux dire celle d’hier matin. Le renversement de notre savoir vient de là. L’information y tient toute la place et y fait tout le travail, le corps restant hors-jeu.
Mais certains voudraient que l’on mît d’abord et encore la main à la pâte. Pourquoi ? Consultez autant de dossiers, disent-ils, voyez autant de modèles ou d'images que vous pourrez et voudrez sur tel pays, telles femmes et tels hommes, la montagne et ses parois, la mer, la forêt, les fleuves et les lacs… puis sortez de la médiathèque pour aller vers eux, habiter au milieu d'eux, avec eux ou en eux… et vous expérimenterez alors et alors seulement votre abyssale ignorance. Certes, nous avons des photographies de la Terre, d'en haut, ou de la grande tache de Jupiter et transformons, depuis et du coup, notre vision du monde, mais tant que le corps n'a pas vu, de ses yeux vu, ces choses grandioses, il manque l'essentiel à cette information ; il n'a pas quitté son milieu confortable pour en traverser d'autres, à la lettre, il manque d'expérience. Nous savons un peu, beaucoup… mais au bilan trop peu sans lui qui demeure le sujet de toute connaissance. Même les sciences les plus abstraites demandent ce lancement à corps perdu : l'inventeur met sa chair dans les nombres et les formes. Disposant de documentation, journalistes, ministres ou administrateurs manquent si souvent la chose !
Or le renversement récent de nos cultures vient de là : dieu des messages, Hermès remplace Prométhée, le héros du feu et de la forge. Jadis et naguère, du corps toujours au travail de peine s'envolait une information rare et chère, comme une âme légère et infiniment précieuse, alors que désormais, d'une messagerie globale et complète, où la quantité d’information dépasse parfois l’échelle téra, la chair exclue, erre comme fantôme en peine. L’esprit faisait exception dans un monde d’expériences ; le corps fait exception parmi le tsunami bruissant des signes. Voici presqu’un siècle, Bergson demandait un supplément d’âme à une civilisation qui s’enfonçait à ses yeux dans la matière ; devons-nous demander à notre culture d’images, de messages et d’information un supplément de corps ?
Lorsque les réseaux, en effet, se chargent du savoir et du travail, le bien le plus rare dont, bientôt, le prix montera au zénith, devient son expérience.
Notre nouvelle culture se définit donc par cette inversion des anciens rapports de l’esprit et du corps. Quand nous abandonnons les vols habités nous disons : ils coûtent trop cher. À l’inverse de cette évidence plate, le calcul à ces limites évalue le prix de l'Incarnation.
Temps de l’hominisation
Je le chiffre en durée, pour finir. Partie depuis cent mille ans des climats de l'Afrique centrale, une poignée d’ancêtres affronta les froids de l'actuelle Finlande, le désert de Gobi et les vents de la Patagonie. Dispersés à des milliers de kilomètres de leur origine kényane, nos corps durent s'adapter aux parallèles, méridiens, cyclones, banquises et déserts de la Terre entière. Par ces traversées de l’espace du monde, par cette expérience première, nos corps portent en eux, stocké, ce temps interminable de sortie et de passage.
Or nous demandons à ceux des spationautes de réussir en quelques mois ce que nos ancêtres parachevèrent en ces cent mille ans. Certes, nous savons sortir d'un milieu pour en traverser un autre, climats jadis, espace aujourd'hui, mais ces deux mouvements concernent le temps de l’hominisation. La longue marche des ères sans autre souvenir que ceux de nos tissus se réduit, ce matin, aux quelques secondes que dure l'arrachement à la pesanteur. Le heurt, la compression, le mélange de ces deux durées, l'une lente, charnelle et déposée dans nos cellules, l'autre foudroyante, parce que savante et technique, voilà notre contemporaine expérience.
Elle a lieu partout aujourd'hui, pour qui voyage et travaille sur la Terre, comme au ciel pour ces hommes aux corps rares qu'étudie la médecine. Unitaire, notre monde rapproche l’exception de l’espace et notre quotidien dans l’environnement terraqué. En fêtant l’anniversaire du CNES, nous célébrons aussi la naissance d’une nouvelle culture et d’une autre société devant lesquelles, souvent, les penseurs s’aveuglent de peur mais qu’avec vous je regarde avec confiance.